Il y aura dans la société taïwanaise, un avant et un après 23 Mars 2014. Certains n’hésitent pas à parler d’un nouveau « 228″, la répression sanglante des manifestations du 28 Février 1946 par le pouvoir KMT à Taipei. Dimanche soir, 174 personnes ont été plus ou moins sérieusement blessées, 61 personnes ont été arrêtées. Les critiques pleuvent sur le gouvernement. Certains prédisent un « printemps du tournesol ».
Photo: canon à eau utilisés contre les manifestants à l’aube ce lundi 24 (REUTERS).
TAIPEI 臺北 / TAINAN 臺南 / KAOHSIUNG 高雄 – A 05h45 lundi, des milliers de manifestants qui protestaient autour du Yuan Exécutif sur Zhongxiao E.Road à Taipei, s’étaient assis pour « rendre hommage à la démocratie disparue », et priaient pour 60 de leurs camarades envoyés à l’hôpital, fort heureusement peu blessés. Ils accusaient la Police d’avoir forcé les barrages et de les avoir violemment repoussés du complexe gouvernemental quelques heures auparavant. Les étudiants désiraient ainsi faire savoir au gouvernement, qu’ils n’avaient pas peur d’éventuelles répressions. Ils ont finalement levé le siège, et sont repartis vers le Yuan Législatif qu’ils occupent depuis une semaine maintenant.
DIMANCHE NOIR
A 23h00, dimanche soir, le Premier Ministre Jiang Yi-huah (江宜樺), donnait l’ordre aux forces de Police, de dégager les « activistes » qui étaient entrés en force dans l’immeuble gouvernemental (Yuan Exécutif), quelques heures auparavant. M.Jiang avait donné l’ordre suite à un entretien téléphonique avec le Président Ma Ying-jeou (馬英九). Après des premières tentatives vers minuit de tirer à l’extérieur les manifestants, la Police a finalement utilisé les grands moyens, canons à eaux, uniformes anti-émeutes (matraques, boucliers…), pour finalement libérer le complexe gouvernemental totalement vers 05h10 lundi matin.
Après que quelques résistants soient restés, environ un millier, bloquant les intersections de Zhongxiao E.Road et Zhongshan S.Road, après 06h00, la Police a de nouveau fait usage de canons à eaux pour les déloger et rouvrir les artères au trafic du lundi matin vers 07h15.
Le gouvernement a ensuite fait savoir que 174 personnes avaient été blessées dimanche soir, dont 119 policiers dans les affrontements les plus importants qu’ait connu Taipei depuis des années. 61 personnes ont été arrêtées dont Dennis Wei (魏揚), un étudiant de l’Université Nationale de Tsing Hua, qui menotté a été escorté par des officiers du SWAT (la brigade d’action de la Police Nationale) vers un poste de police pour une mise en garde à vue. Accusé d’avoir été l’instigateur des violences au Yuan Exécutif et d’avoir organisé le Front des Etudiants contre le gouvernement, les procureurs avaient demandé sa mise en détention ce lundi soir. Mardi, la Cour de Taipei a rejeté cette demande, indiquant qu’il n’y avait pas assez de preuves contre lui. Il a été relâché vers 16h00.
Plus tôt dans la journée, M.Wei avait indiqué que la confrontation avec la Police serait inévitable, mais que les étudiants n’en n’avaient pas peur. « Si nous avions peur, nous ne pourrions pas défendre notre démocratie. Nous souhaitons montrer au gouvernement de Ma Ying-jeou (馬英九) la détermination du peuple ».
NUIT DE COLERE A TAIPEI 臺北
Alors que le bâtiment du Yuan Exécutif était partiellement « nettoyé » vers 01h30, des manifestants avaient décidé de se coucher entrelacés pour empêcher la progression des forces de l’ordre. Certains avaient le visage en sang, après des coups de matraques. Un jeune, sorti pour se faire soigner, déclarait devant les caméras en larmes: « je suis triste, mon père est policier. Pourquoi les gens dans ce pays doivent s’affronter entre eux ? La Police n’hésite pas à nous frapper avec des bâtons ».
Un professeur, surnommé Fang, déclarait que la Police l’avait frappé au visage, mais qu’il allait y retourner car ses étudiants étaient toujours dedans, et qu’il souhaitait combattre avec eux. Dimanche soir, les principaux leaders de l’opposition (notamment le Parti Démocratique DPP), qui soutient les manifestations contre le KMT au pouvoir, demandait via son Président, Su Tseng-chang (蘇貞昌), à la Police de ne pas utiliser la force. Un Député du Taiwan Solidarity Union (TSU 台灣團結聯盟), Chou Ni-an (周倪安), a quant à lui été blessé également par une charge de la Police.
Taipei centre n’a que peu dormi dimanche soir, « bercé » par les sirènes de Police et d’Ambulances. Au petit matin, quelques activistes, dépités de devoir lever le siège, lançaient à l’image de cet homme, surnommé Kao, aux journalistes: « le Président Ma doit prendre l’entière responsabilité de cette situation. Le gouvernement n’écoute pas la rue, je ne pense pas que Ma doive agir de la sorte face aux citoyens, cela ne peut créer qu’encore plus de chaos ».
TAINAN 臺南 ET KAOHSIUNG 高雄 SOLIDAIRES CONTRE MA YING-JEOU
A Tainan et Kaohsiung, deux bastions du DPP, les manifestations pacifiques se succèdent depuis plusieurs jours, notamment des veillées dans des parcs publics.
Les mairies des deux villes, ont pour le moment refusé de fournir des forces de Police supplémentaires à la capitale.
Par exemple, le Maire de Tainan, Lai Ching-te (賴清德), a indiqué que l’ignorance des demandes des étudiants par le pouvoir exécutif en place à Taipei avait causé une grande souffrance dans le pays. Par conséquent, « les 120 policiers de Tainan, qui avaient été envoyés à Taipei pour renforcer les effectifs, sont revenus ce lundi soir à Tainan. Je pense que les forces de Police dans le Nord sont suffisantes, Tainan n’enverra personne pour endosser leur sale boulot ».
M.Lai a par ailleurs critiqué dans une conférence de presse ce mardi, la non-réponse aux demandes de la part du Président Ma, et de son gouvernement, indiquant que le Président devait se comporter comme le « chef de la nation, pas d’un parti ». Il a suggéré à l’exécutif de rapidement résoudre les problèmes et discuter avec les étudiants.
Lai Ching-te (賴清德) ce mardi matin (REUTERS).
TRAITE DE SERVICE
Tout le monde n’est pas d’accord quant au réel déclencheur de ces actions, au sein des manifestants, mais au départ le mouvement a bien été inspiré à cause du traité de service signé entre Taipei et Pékin en Juin 2013, (un accord de libre-échange controversé). Les étudiants et l’opposition ont été choqués par le fait que le débat qui était prévu sur l’accord en commission parlementaire, article par article, a été ajourné par le groupe majoritaire et renvoyé directement en séance plénière.
Cette décision du lundi 17 mars a mis le feu aux poudres. Elle a été considérée par beaucoup comme une négation des procédures démocratiques, même si elle tient tout d’abord en grande partie aux dysfonctionnements du parlement taïwanais. Selon les sondages, les étudiants sont soutenus par les deux tiers de la population et, une grande partie de l’opinion critique l’absence de contrôle démocratique concernant ce pacte signé avec Pékin.
LE TOURNESOL, LE SOLEIL DU CHAOS
La fleur du soleil est devenue le symbole de ce mouvement. La petite histoire veut qu’au départ une fleuriste ait distribué ces fleurs à des manifestantes, puis l’idée s’est propagée.
C’est aussi une référence à la fleur au fusil et à d’autres mouvements de contestation dans le monde. Et comme c’est une fleur de saison en ce moment à Taiwan, c’est aussi un moyen pratique d’afficher une image pacifique du mouvement.
Certains membres de la majorité et des médias proches du gouvernement accusant les étudiants d’user de violences dans leurs actions.
De jeunes manifestantes avec des tournesols ce dimanche à Taipei (RFI).
MA YING-JEOU CORNU
Le web est très utilisé à Taiwan, l’un des pays les plus connectés au monde, et l’image du Président cornu circule énormément sur les réseaux sociaux. Parmi les photos les plus reprises du mouvement, une caricature du président Ma Ying-jeou (馬英九) sur un panneau accrochée à une fenêtre du parlement.
Le chef de l’Etat y était représenté avec de longs poils dans les oreilles, d’autres versions le représentent également avec des cornes sur la tête. L’explication tient aux propos tenus par Ma Ying-jeou (馬英九) au début des manifestations. Le chef de l’Etat a alors évoqué un accord de coopération économique signé l’an dernier avec la Nouvelle Zélande. Un accord qui contient une clause spéciale concernant les « bois de cervidés ».
Au lieu de cornes, le Président a parlé des poils qui poussent dans les oreilles de ces animaux. La gaffe serait passée inaperçue en temps normal. Elle a ici été immédiatement reprise par les manifestants comme symbole de la « surdité » du pouvoir.
Immeuble du Yuan Législatif ce dimanche à Taipei (DR).
MA YING-JEOU, JIANG YI-HUAH TRAITES DE DICTATEURS
La comparaison est alors aisée, et certains ne se gênent pas sur le web pour accuser le Président et son Premier Ministre. Certaines célébrités influentes sur le web, accusent l’Exécutif de s’être comporté comme des dictateurs.
« Ma et Jiang ont répondu à l’occupation pacifique des étudiants du Yuan Législatif par … une parfaite indifférence, ils continuent leur chemin, c’est tout simplement de la dictature », indiquait le réalisateur Yang Ya-che sur son Facebook lundi, en poursuivant: « ils n’ont pas de problème pour discuter avec la Chine, mais quand il s’agit de parler avec des étudiants, ils envoient la Police armée contre eux. L’histoire retiendra simplement l’autocratie dont ils font preuve ».
Un autre réalisateur, Lin Chen (林臣)g-sheng, exprimait également sa colère sur Facebook: « que ce gouvernement assoiffé de sang ordonne de frapper de jeunes étudiants me choque, cela me donne maintenant envie de résister pacifiquement et avec force contre ces suceurs de sang ».
Le directeur de théâtre Ko I-chen, a admiré le courage des manifestants, qui avaient lançé l’occupation des Yuan Législatif et Exécutif et ce malgré la violence manifeste du gouvernement et de la Police. « Nos leaders sont devenus trop éloignés de nous pour être tolérés, Lin Fei-fan (林飛帆)g [un des leaders: Ndlr] l’a précisé: les manifestants n’abandonneront pas ! », a écrit M.Ko sur son Facebook.
La chanteuse Deserts Chang a pour sa part indiqué que ce qui s’était produit à Taipei lundi matin était inévitable pour appeler au changement dans le pays. « Même si il y a des répercussions importantes, même si le prix à payer est difficile et douloureux, si nous voulons changer l’horrible visage de ce gouvernement, nous devons en payer le prix, nous tous, qui considérons cette île comme notre patrie », a indiqué Mlle Chang.
NEVER GIVE UP
Depuis lundi, un petit carré noir apparaît sur de nombreux réseaux sociaux de Taiwan, sur des comptes twitter, des comptes facebook, des comptes de personnalités (Deserts Chang, l’acteur Giddens Ko, le réalisateur Umin Boya, l’actrice Gin Oy, … ), comme des anonymes, un petit carré noir, avec Taiwan en blanc, en tout petit et un slogan: Never Give Up.
Never Give Up (DR).
SORTIE DE CRISE
La sortie n’est pas très palpable pour le moment, dès le début, les étudiants ont mis le Parlement en avant, avec ce message : « nous voulons que le texte de l’accord retourne en commission pour être étudié point par point comme cela a été promis ».
Désormais, les manifestants demandent une renégociation complète de l’accord. Le gouvernement a alors rétorqué qu’il ne pouvait pas renégocier un accord passé avec la Chine, d’où l’impasse actuelle. Beaucoup d’observateurs pensent ainsi que Wang Jin-pyng (王金平), le Président du parlement, est l’homme clé de la sortie de crise puisqu’il est en conflit direct avec le chef de l’Etat, notamment depuis l’automne dernier, où le voyant comme un trouble-fête, le gouvernement a tenté de le renvoyer du parti pour une sombre affaire de trafic d’influence. M.Wang a porté plainte, et la Justice vient de lui donner raison la semaine dernière. Au vue d’une popularité en berne depuis plusieurs mois, le Président Ma, que l’on nommait « l’homme Teflon » il y a quelques années, du fait que tous les problèmes lui coulaient dessus, n’a plus beaucoup de solutions visiblement. Certains lui conseillent de se débarrasser de son Premier Ministre, d’autres de dissoudre l’Assemblée. Quelle que soit sa décision, il va falloir en prendre une, et ce, rapidement •
Occupation du Yuan Législatif (DR).
Su Mei-ling 蘇媚玲 / Jonathan Chang 張水國 /
Chen Fon-jen 陳佛仁 | |
Correspondant à Kaohsiung | |
chen.fongjen[at]taipeisoir.net | |